Tombé hors du temps: récit pour voix .David Grossman

Publié le par Emmanne

Un homme quitte soudain la table du dîner, fait ses adieux à sa femme. Après avoir gardé pendant cinq ans le silence sur "cette nuit-là", il se met en route à la recherche de son fils porté disparu. De jour en jour, sa marche autour de la ville se fait plus obstinée. D’autres parents qui ont aussi perdu un enfant le suivent. Parmi eux, un cordonnier, une sage-femme, un écrivain. Ensemble, ils tentent d’accepter l’absence de ceux qu’ils pleurent.

Un homme quitte soudain la table du dîner, fait ses adieux à sa femme. Après avoir gardé pendant cinq ans le silence sur "cette nuit-là", il se met en route à la recherche de son fils porté disparu. De jour en jour, sa marche autour de la ville se fait plus obstinée. D’autres parents qui ont aussi perdu un enfant le suivent. Parmi eux, un cordonnier, une sage-femme, un écrivain. Ensemble, ils tentent d’accepter l’absence de ceux qu’ils pleurent.

Je l'ai depuis un moment et je repoussais sa lecture... la forme poétique,polyphonique,les "à la ligne" déstabilisant.. ne me donnaient pas envie de me lancer dans cette expérience... J'ai eu du mal.. il me faudrait le relire..La souffrance est massive...brute...L'hymne à la vie, je ne l'ai pas entendu...

"Sa mort n'est pas morte"....c'est exactement ça que je ressens...

D'autres en parlent mieux que moi...je leur laisse la parole.

«Nous étions / Deux flocons humains, / Un enfant et sa mère»

L'homme qui marche:

Il est mort
je comprends presque
le sens
des sons: l'enfant
est mort
je reconnais
qu'il y a du vrai
dans ces mots. il est mort,
Il est
mort
mais
sa mort

sa mort
n'est pas morte.

David Grossman est «tombé hors du temps»

Par Jonathan Aleksandrowicz - mardi 5 mars 2013

«Lorsqu’on vient d’entendre un morceau de Mozart, le silence qui lui succède est encore de lui.» (Citation attribuée à Sacha Guitry)

Le monde s’écroule, sans cesse, mais n’achève jamais de s’effondrer ; et ses fichus décombres, avant que d’avoir touché sol, sont déjà les semailles qui fertilisent sa prochaine hécatombe. C’est ainsi. L’empreinte du jour déclinant, au soir, devient cicatrice, puis esquisse des lendemains souriants. C’est qu’on ne finit plus de s’éteindre et de renaître en chaque instant, de laisser derrière soi, comme une peau de serpent morte après la mue, les reliefs de nos recommencements. Si le sourire, dit-on, est la plus belle des blessures, alors les blessures portent-elles les plus beaux sourires ?

David Grossmann, unanimement salué pour son roman «Une femme fuyant l’annonce» (prix Médicis étranger, entre autres récompenses), poursuit son deuil d’écrivain, celui d’un scribe dont la fièvre grave son œuvre sur la tombe de son fils tombé au combat. «Tombé hors du Temps» (éditions du Seuil) raconte l’étrange histoire d’un homme qui se lève de table pour retrouver « là-bas » son fils mort.

Quel est ce «là-bas» ? Le lieu de la mort du fils ? Le lieu de son repos éternel ? Le lieu de sa douleur de père ? «En toute vitesse ils ont tressé / Un filet serré, l’heure / Et la minute, l’endroit exact, / Et le filet avait un trou, tu / Comprends ? Dans le filet / Serré il y avait / Vraisemblablement un trou / Et notre fils / Est tombé / Dans un gouffre – /»

Et en quelques lignes, le lecteur sait que l’expérience sera inhabituelle. Car «Tombé hors du Temps» se veut un récit pour voix, c’est-à-dire un texte qui trouve toute son ampleur dans l’oralité, presque une pièce de théâtre. Avec une économie de moyens presque absolue, un rapport direct aux mots, une intimité, pudique, offerte avec simplicité, David Grossmann déroule une bobine dont on ne sait plus qui en tient le fil. Mais, certainement, ce fil ne se lâchera plus jusqu’à la dernière ligne, tout comme cet enfant mort auquel nul ne sait renoncer.

C’est que chaque personnage pleure ou une perte connue ou hurle un manque caché, mais toujours un enfant mort. Qu’ils soient couples, chroniqueur de village, duc, centaure-écrivain, cordonnier, sage-femme, tous parlent et marchent, hébétés, désorientés ; comme si, après le temps dont il s’est abstrait, le texte faisait également fi de l’espace. Grossmann dit-il que la mort de nos petits nous arrache, plus que leurs corps à embrasser, aux concepts préalables sur lesquels repose l’univers ? La mort d’un enfant assassine-t-elle nos trajectoires, dit-elle pour jamais l’incapacité à se situer, enfin, abolit-elle le passé, tout comme l’utérus de la femme s’est fermé à la vie, puisque la vie qu’il savait porter est désormais donnée pour morte ?

«Non soufflait / Sombre et froid / Des murs / Et ficelait mon corps / Fermait et scellait / Mon utérus : J’ai pensé / On mure / La maison / Qui était / Jadis / Moi.»

Au-delà des fulgurances du texte, dont le dépouillement même fait plus mal que la narration, ou, au contraire, en vient à la sublimer, il faut ajouter le génie formel de cette œuvre. David Grossmann multiplie les retours à la ligne, et, ce qui ne pourrait être que prose – et pose, posture –, se révèle aussi vers : poésie, toute en rupture de respiration, remémorant tour à tour un certain théâtre de Paul Claudel (sa pièce «L’échange», par exemple) ou la rythmique de celui de Bernard-Marie Koltès (particulièrement «Combat de nègre et de chiens»).

Le lecteur ignorant ces références ne souffrira pas de cette lacune très légère. Il n’aura qu’à lire le texte de David Grossmann à haute voix pour comprendre, en respectant les sauts à la ligne, les transformant en respirations, légères, et ce, même si la ligne ne consiste qu’en un mot unique.

Alors, qu’il ait confiance en l’auteur de cet article, il vivra l’expérience du déploiement total de «Tombé hors du Temps». Expérience charnelle, troublante, presque vertigineuse. Car, plus que le rythme du texte, c’est son sens qui en vient à changer. À la narration évidente, se superpose une couche, non concurrente, complémente, qui magnifie la modestie du projet.

Et si les 192 pages se lisent vite, elles méritent trois lectures.

La première demande de se contenter de lire cela comme prose, de coller à la narration, de la suivre docilement : émotion évidente tant le texte est riche.

La seconde exigera d’être vigilant et d’obéir aux multiples retours à la ligne : premier ébranlement, car, dans ce cas, poétiquement, le texte parle déjà à un ailleurs à nous-même.

La troisième lecture est la plus périlleuse. Elle implique de suivre à la fois le sens narratif et le sens poétique. C’est là que l’expérience commence, l’incarnation en nous-mêmes de cet ailleurs à nous-mêmes.

Qui s’y prêtera jusqu’à son terme découvrira que la littérature, plus que de divertir par de belles histoires, ou de nous étonner par de brillants exercices de style, touche, du bout du mot, le mystère de la douleur, et en fait, parfois, presque par hasard, l’inspiration consolatrice.

«Il ne put rien dire de plus. Il éclata brusquement en sanglots. La nuit était tombée. J’avais lâché mes outils. Je me moquais bien de mon marteau, de mon boulon, de la soif et de la mort. Il y avait, sur une étoile, une planète, la mienne, la Terre, un petit prince à consoler ! Je le pris dans les bras. Je le berçai. […] Je ne savais pas trop quoi dire. Je me sentais très maladroit. Je ne savais comment l’atteindre, où le rejoindre… C’est tellement mystérieux, le pays des larmes.»

(Antoine de Saint-Exupéry, le petit prince.)

Jonathan Aleksandrowicz.

David Grossman à voix raccourcies

Par Mathieu Lindon — Libération 17 octobre 2012 à 19:07

A la fin d’Une femme fuyant l’annonce, son roman traduit l’an dernier sur une femme entreprenant une randonnée en Israël après avoir appris la mort au combat de son fils, David Grossman, né en 1954, a ajouté une note signalant que son fils Uri est mort lors des derniers jours de la deuxième guerre du Liban, le 12 août 2006, qu’il a conclue ainsi : «Après la semaine de deuil, je me suis remis à écrire. Le roman était presque achevé. Ce qui a changé surtout, c’est l’écho de la réalité dans lequel la version finale a vu le jour.» Tombé hors du temps, rédigé de 2009 à 2011, est un effet de cette remise au travail. Le livre n’est pas un roman, le genre indiqué est «récit pour voix», il tient de la pièce radiophonique et du long poème (le traducteur en est d’ailleurs le poète et romancier Emmanuel Moses). Le texte explore une triste communauté, celle des êtres dont un enfant est mort. «Le chroniqueur de la ville» fait le liant dans la narration tandis que s’expriment «l’homme», «la femme», «le cordonnier», «la sage-femme». Il y a aussi «le centaure», écrivain soupçonnant le chroniqueur de travailler en fait, via «le duc», pour le pouvoir, et à qui il dit ceci quand il lui est demandé de décrire son état «de manière précise» : «Tu dois vraiment savoir ce qui se passe au fond de moi ? Le duc en a-t-il quelque chose à battre de ce qui bruisse au fond de ma tête, et cela de manière précise ? OK ! Attache bien tes couilles, mon petit gratte-papier : écris que c’est, disons, comme des feuilles sèches. Qu’est-ce que tu as à me regarder comme un idiot ? Des feuilles ! Mais sèches, ok ? Qui s’effritent, mortes, c’est noté ? Et quelqu’un les foule, tout le temps, marche et les foule… Alors ? L’explication est suffisamment précise ? Tu penses que le duc sera satisfait ? Que son visage brillera d’une émotion délectable ?»

«Nous étions / Deux flocons humains, / Un enfant et sa mère», et puis voici que tous ces êtres, du moins les survivants, ont «diminué». David Grossman se fait le chroniqueur de cette diminution auxquels ses personnages, ses voix sont sans cesse rappelés. Il décrit un rétrécissement, mais l’écriture est un agrandissement, comme s’il lui fallait s’exprimer en deux langues contradictoires. Ce que dit «l’homme qui marche» : «Quelqu’un / Qui habitait un pays lointain m’a raconté / Un jour que dans sa langue / On dit de celui qui est mort / A la guerre qu’il est "tombé". / Ainsi de toi : Tu es tombé / Hors du temps, le temps / Dans lequel je demeure / Passe / Devant toi : Une silhouette seule / Sur un débarcadère / Par une nuit / Dont le noir / S’est échappé / Jusqu’à la dernière goutte.» Le vocabulaire de l’enfant mort «se réduit», du moins ne se «Renouvelle pas : football, / Steak, leçons, pierres». Le centaure qui ne peut plus écrire s’en prend au chroniqueur de la ville qui note tout ce que les désespérés lui disent, «des carnets entiers, des rouleaux» : «Rien que des citations, hein ? Les mastications et les ruminations des autres. Et puis tu les décris d’une plume rapide, d’un trait… J’ai raison ? Pas même un mot de ton cru ?» Ce n’est pas juste qu’on vole leur consolation aux parents des enfants morts, on leur vole aussi leur mort. «Le vieux professeur de mathématiques» : «Et les gens continuent de s’enquérir : / Il n’y a pas de fissures, ce fait, le grand fait de votre vie, / Pas de lézardes, / Ou de cassures ?» La réponse après deux lignes de blanc : «Non.»

Quel est l’usage des contemplations, pour reprendre le titre du recueil de Victor Hugo paru après la mort de sa Léopoldine, de toutes ces voix pour lesquelles Tombé hors du temps est un récit ? Susciter la moindre «émotion délectable» serait-il une trahison au sein de l’émotion détestable qu’elles ressentent maintenant continûment. Le duc : «Mais comment faire pour rêvasser ? Comment un homme / Peut-il rêvasser / A son aise, par quel moyen oublier / Pendant un long moment / Ce qui est calciné, catastrophé / En lui ?» Comment devenir «Une espèce d’imposteur, rusé, / Feignant d’être quelqu’un / D’ordinaire» ? Et cette question de l’imposture rusée et de la trahison n’est-elle pas celle qui se pose aussi à David Grossman dès lors qu’il s’est «remis à écrire» ? C’est comme si l’écriture avait pour mission de tuer le père en lui, que faire son deuil consistait aussi à rendre le fils de l’écrivain encore plus mort. Parfois, les parents orphelins croient voir apparaître un visage d’enfant. Le chroniqueur de la ville : «Ou n’est-ce là qu’une illusion / Nourrie par un cœur languissant ? / Par un cœur devenu fou ?» L’homme qui marche : «Il est mort -/ Je comprends presque / Le sens / Des sons : L’enfant / Est mort, / Je reconnais / Qu’il y a du vrai / Dans ces mots. Il est mort, / Il est / Mort. / Mais / Sa mort, / Sa mort / N’est pas morte.» L’enfant mort, faut-il tuer sa mort ? Les derniers mots du livre sont prononcés par le centaure, ils disent, «de manière précise» pour le coup, le combat du père et de l’écrivain : «Le cœur me fend, / Mon trésor, / A la seule pensée / Que j’ai -/ Peut-être - / Trouvé / Des mots / Pour le dire.»

Mathieu Lindon

Publié dans Lectures

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