L'écriture du deuil.

Publié le par Emmanne

La perte, le décès, la consolation : conversation avec Adèle Van Reeth et Jérôme Garcin.

"Si l’on en croit l’esprit du temps, celle ou celui qui vient de perdre un être cher doit impérativement “faire son deuil”, c’est-à-dire accepter cette disparition, prendre acte de la réalité, et se vider, se délester du mort, afin de réintégrer dans les meilleures conditions et dans les plus brefs délais le monde trépidant des vivants. Heureusement pour l’Humanité, la littérature prend les choses à l’envers. Adèle Van Reeth, dans Inconsolable, et Jérôme Garcin, dans Mes fragiles, disent un chagrin dont ni l’un ni l’autre ne peuvent, ni ne veulent guérir." (A. Finkielkraut)

Alain Finkielkraut reçoit Adèle Van Reeth, essayiste, romancière, qui fait paraître Inconsolable (Gallimard, 2023) et Jérôme Garcin, journaliste, écrivain, auteur de Mes fragiles (Gallimard,

"Regarder la mort en face, n’est-ce pas constater notre condition d’êtres résolument inconsolables ? Qu’est-ce que ça change, vraiment, de perdre son père ? Sans croyance en un au-delà, que signifie l’ultime disparition de ce qui est ? Rien ne change, et pourtant le monde n’est plus le même. Il faut s’habituer à vivre dans un monde sans lui. La vie continue, les matins se succèdent, les enfants grandissent, un nouveau chat rejoint la maison, et après la grande tristesse c’est la peur de l’oubli qui survient." Adèle Van Reeth, Inconsolable (Gallimard, 2023).

"C’était trop. Trop vite, trop tôt. Trop peu préparé à ce nouvel assaut de souffrance et de regrets. Trop de colère contre le destin. Trop de morts. Trop de prières et de miséricorde. Trop de Toussaint aux beaux jours. Trop de plus jamais." Jérôme Garcin, Mes fragiles (Gallimard, 2023)

“Adèle Van Reeth, vous avez perdu votre père. C’est, dira-t-on, dans “l’ordre des choses”. Cet ordre, qui est celui des générations, vous ne vous en accommodez pas. Vous refusez de faire la paix avec lui. Pourquoi ?” sera la première question posée.

"J'ai essayé de nommer ce qu'il se passe quand on fait l'expérience de la mort de quelqu'un qu'on aime tant" (A. Van Reeth)

“Je ne dirais pas que je refuse de faire la paix avec lui, parce qu’il n’y a dans mon livre aucune rébellion contre cet ordre établi. Il n’y a pas de colère contre la situation, il y a en revanche le constat implacable d’un trou dans le réel qui s’impose à moi et me fait comprendre que cette expression que vous avez employé, de “travail de deuil”, est une chose qui paraît totalement inappropriée par rapport à l’expérience que je vis. C’est ce point de départ qui donne lieu à l’écriture, non pas un refus du réel, mais plutôt la nécessité de trouver les mots justes pour décrire ce qui est en train de se passer. J’ai choisi d’écrire le livre à la première personne, en donnant la voix à une narratrice qui me ressemble beaucoup. Je puise dans la matière première qui est mon expérience, de manière à essayer de nommer ce qu’il se passe vraiment quand on fait l’expérience de la mort de quelqu’un de très proche. Cette expérience à décrire est un double défi, puisque tant d’autres avant moi se sont emparés de ce sujet, et je sais que de la mort on ne peut pas dire grand chose. Une fois que le mot est prononcé, chaque tentative de description, de nommer ce qui est, rate. C’est un échec que j’essaie d’assumer d’emblée dès la première phrase, où je dis que je ne parviendrai pas à écrire ce que je voudrais écrire.” Adèle Van Reeth

"Je refuse de m'accommoder de la disparition et de l'oubli" (J. Garcin)

"Quand je lis Inconsolable, je suis admiratif de la manière dont Adèle met à distance le manque, la souffrance, le chagrin. Moi, c’est le contraire, quitte à parfois abuser des sentiments. Cette colère que réfute Adèle, j’ai toujours vécu avec elle. Je refuse de m'accommoder de la disparition, aussi bien des miens que de ceux que j’admire, et de l’oubli. J’ai le sentiment d’avoir atteint une sorte de point de non-retour avec la disparition presque simultanée de ma mère et de mon frère, puisque ça a fait remonter la mort de mon jumeau sous mes yeux lorsque nous avions à peine six ans. Il a été renversé par un chauffard, conduisant une voiture qui ne s’arrête pas. Cette voiture qui continue a inscrit en moi une idée du juste et de l’injuste, du bien et du mal qui va au-delà de ce qu’on peut imaginer, et qui s’est inscrite dans le corps d’un garçon de six ans. Les accidents répétés ont fait que je ne m’en accommode pas, et que jusqu’à mon dernier soupir je refuse. Malgré tout, ces drames ont un avantage : avoir la conviction, le sentiment de la présence des mots. Cette présence des morts fait qu’ils apaisent la colère, le refus." Jérôme Garcin

"Le mot "deuil" me paraît ne jamais correspondre à ce que je vis" (A. Van Reeth)

"Une de mes grandes craintes était de figer mon père dans le langage. Le langage était une manière d’essayer de me familiariser avec l’expérience la plus singulière et la plus étrangère à moi que j’étais en train de faire, ce qu’on appelle le “deuil”, même si je n’aime pas ce mot… Ce mot me paraît ne jamais correspondre à ce que je vis. Ma crainte était de proposer des mots qui figeraient mon père, donc qui le rendraient moins vivants. Ce n’est pas parce que quelqu’un est mort qu’il est moins vivant dans un cœur." Adèle Van Reeth

"C'est notre finitude qui nous rend inconsolables" (A. Van Reeth)

"J’ai un goût immodéré pour le réel, pour ce qui est, puisque c’est tout ce que nous avons. La mort de quelqu’un met à l’épreuve ce goût-là pour la vie. Quand le goût du réel revient, on sait que ça ira. Le mot “inconsolable”, je le décline de deux façons : “inconsolable”, c’est la personne qui vient de perdre quelqu’un de très proche, qui un temps au moins n’accueille aucune consolation, voire la refuse, mais “inconsolable” est aussi une hypothèse de pensée qui pose que nous sommes tous de naissance inconsolables, nous naissons avec une fêlure, qui fait que nous passons notre vie à chercher des consolations, que nous aurons peut-être, mais pas la consolation ultime." Adèle Van Reeth

"La question est de savoir si on a la foi en la présence des morts ou non" (J. Garcin)

"C’est une question moins de foi que de spiritualité. Je crois que ces morts, il faut savoir les appeler pour qu’ils nous accompagnent, pour qu’ils soient toujours avec nous. Je pense que si je ne les appelle pas, ils ne sont pas là." Jérôme Garcin

Références bibliographiques :

Publié dans Audio, Articles.

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