DOULEUR DU DEUIL- PLACE DE LA SOUFFRANCE.Josette Gril.

Publié le par Emmanne

Ce texte je le lis et le relis, j'y trouve à chaque fois quelque chose de nouveau...une compréhension nouvelle de mon état de mère endeuillée...rassurante...


DOULEUR DU DEUIL – PLACE DE LA SOUFFRANCE
Josette Gril, psychanalyste
J’aborderai la question de la douleur du deuil en écho à mon histoire : j’ai perdu mon fils Guilhem qui avait 21 ans, dans un accident de chasse sous-marine en août 1994. Mais je pense qu’il est possible d’élargir la même problématique à la douleur que peut ressentir un jeune enfant qui est confronté à la mort d’un parent tel qu’en parle Anny Duperray dans son beau livre « Le voile Noir », mais aussi à d’autres formes de deuil très difficile.
Quelques éléments de mon histoire :
Je parlerai de ma place de psychanalyste (profession que j’exerçai depuis plusieurs années) et de mère endeuillée.
Après l’accident, pendant des mois je n’étais que douleur. J’avais l’impression que je n’avais plus de corps, pourtant j’avais mal, j’étais percluse de courbatures. Jamais jusque-là je n’avais éprouvé une douleur d’une telle intensité. J’avais été épargnée par les malheurs de la vie. La première mort qui me foudroyait était celle de mon fils.
Puis peu à peu, la vie est revenue dans mon corps, cependant je me sentais toujours enfermée dans un univers coupé des autres. L’isolement rendant ma souffrance encore plus insupportable, j’ai décidé alors de participer à un groupe de parole de parents endeuillés. Je pouvais partager ma douleur avec d’autres parents, j’étais enfin entendue, je pouvais me rassurer et me dire que je n’étais pas folle, même si des pensées étranges m’agitaient.
L’envie d’écrire pour dire qui était Guilhem m’a tenaillée dès les premiers jours après l’accident. L’écriture était peut-être la seule façon de le garder près de moi, d’apaiser ma peur terrible de l’oubli. Je devais laisser trace de son existence, qui ne pouvait se résumer à un drame. Je voulais transmettre une image au plus près de ce qu’il était. Un an après, j’ai commencé à écrire un texte qui est devenu mon premier livre, Guilhem, La plongée, une passion interrompue, J. Gril, L’Harmattan 2001.
Les six années d’écriture de ce texte ont été très douloureuses. Ma tête était vide, mes souvenirs tous envolés, j’ai pu retrouver Guilhem à travers les émotions provoquées par ce qu’il me restait de lui, ses photos, ses dessins d’enfant, ses cahiers d’écolier, ses vêtements. J’ai dû lutter contre l’envie de tout ranger, afin de ne plus être déchirée par les souvenirs heureux qui accentuaient son absence. J’ai dû me battre contre l’envie d’anesthésier ma mémoire – mais j’aurais eu le sentiment de le perdre à nouveau, de l’abandonner.
Durant toutes ces années, j’ai été portée par le désir de le faire connaître à mes futurs petits-enfants, de lui donner une place de vivant. L’écriture a été un long travail de séparation, parfois d’une douleur extrême. J’ai cheminé avec mon fils pendant des années, à la recherche de toutes les traces qu’il avait laissées. Peu à peu je lui redonnais vie en redécouvrant tout ce qu’il avait fait, ce qu’il avait été. Arrivée au terme du livre, je pouvais le faire connaître aux autres, je n’étais plus seule avec lui. J’étais apaisée. Déposer l’histoire de Guilhem allait atténuer ma douleur de la perte, de l’absence, de l’oubli. En racontant son histoire, je lui rendais sa place à nos côtés, il n’avait pas disparu. Et j’allais être reconnue dans ma particularité de mère endeuillée. Après coup je me suis rendue compte de toute l’importance de ce livre pour Anna, comment sans parler d’elle on pouvait mieux la comprendre, voire la connaître.
Après ce premier livre, je croyais en rester là, pensant que ma mission auprès de mon fils était terminée.
Lorsque, en avril 2003, j’ai décidé d’écrire ce second livre, j’avais déjà fait un long trajet en compagnie de ma douleur, elle ne me détruisait plus. J’avais appris à m’en protéger en la
refoulant au plus profond de mon être, au point que, parfois, je me croyais insensible à l’absence, au manque. Je ne savais plus quelle place donner à mon fils dans mes pensées. Je ne pouvais le rejoindre que dans le passé : dans mes rêves, c’était le jeune enfant que je retrouvais. Il n’avait plus de place dans le présent et encore moins dans le futur ; ces pensées réveillaient des torrents de douleur. Mon réflexe était alors de vider ma tête, ne plus penser à lui. Peu à peu, j’avais le sentiment que je le perdais, que je l’abandonnais, c’était une autre forme de douleur qui me terrassait. Alors, j’ai eu besoin de savoir comment les autres parents endeuillés se débrouillaient avec le manque, le vide, l’absence, la perte de leur enfant. Comment pouvaient-ils continuer à vivre, aimer, souffrir, être toujours là alors que leur enfant n’y était plus ?
C’est autour de ces questions que j’ai organisé les entretiens, j’ai ainsi rencontré une vingtaine de parents. Dans l’ensemble, les parents ont eu besoin de parler longuement des événements liés à la mort de leur enfant et de leurs premières réactions enfermés dans leur immense douleur. J’ai été frappée par la clarté de leur mémoire douloureuse.
De nombreux parents m’ont dit combien il avait été bénéfique de reparler de leur enfant. Pour une partie d’entre eux, cela a même permis de faire sauter des barrières qui les empêchaient de vivre pleinement.
Même si les histoires sont différentes, j’ai pu faire ressortir certains points de force qui les lient entre elles. Le vécu de la douleur est souvent semblable : perdre un enfant confronte à une effroyable souffrance.
Je me suis interrogée sur l’universalité de la douleur du deuil d’un enfant, c’est ainsi que durant un voyage au Bénin, quelques années plus tard j’ai pu recueillir le témoignage de parents africains et trouver la confirmation de ce que la douleur du deuil d’un enfant est la même d’un milieu social à un autre comme d’un continent à un autre. En parlant avec des soignants de régions déshéritées où la mort infantile atteint un pourcentage impressionnant, j’ai compris que la douleur des mères est aussi forte là qu’ailleurs. La seule différence est l’impossibilité de s’y attarder, la préoccupation essentielle étant de nourrir les enfants qui restent ou de concevoir le plus vite possible un autre enfant.
Je vais reprendre les différents moments du vécu de la douleur :
LE MOMENT DE L’ANNONCE
Je citerai » Bernard Chambaz, dans son livre magnifique Martin cet été, Julliard, 1994.
« Martin est mort ! C’est par ces mots que j’appris la mort de mon fils […]. J’entendis. Demeurai interdit par ces trois mots, ces trois mots incroyables, incroyables et définitifs dans leur agencement autour de ce verbe être, qui reliait un nom et un adjectif n’ayant rien à voir, aucune raison de s’assembler ; définitifs dans leur netteté et l’évidence de l’irréparable1.
Ces phrases de Bernard Chambaz évoquent bien l’état d’hébétude, de déréliction totale qui est celui dans lequel sont projetés les parents.
Précipitée dans un désarroi total les parents ont la sensation de se dédoubler, de ne plus habiter leur corps. Cécile exprime cette sensation : « Je me sentais un vêtement vide posé sur le sol sans plus d’âme, sans plus rien. »
Selon le psychanalyste Juan David Nasio, « dans les premiers instants, la douleur psychique est vécue comme une attaque anéantissante. Le corps perd son armature et tombe au sol comme un vêtement tombe de son cintre. La douleur se traduit par une sensation physique de désagrégation […]. C’est un effondrement muet du corps […]. Les tout premiers recours pour contenir un tel effondrement […] sont le cri et la parole […]. Il y a les paroles qui résonnent dans la tête et qui essaient de jeter un pont entre la réalité connue d’avant la perte et celle inconnue d’aujourd’hui. » J. D. Nasio, La Douleur d’aimer, Petit Bibliothèque Payot, 2005.

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L’annonce de la mort de l’enfant entraîne des manifestations parfois violentes, toujours légitimes et pourtant souvent mal supportées par l’entourage. Est-ce pour protéger le parent débordé par sa souffrance ? Est-ce pour ne pas être témoin d’une telle surcharge de douleur ? Souvent, le médecin de famille est appelé de toute urgence afin d’administrer un sédatif, au risque de déposséder le parent de la réalité, même la plus insupportable, plutôt que d’accueillir sa douleur. Or, comme le dit Ghislaine, « je voulais tout savoir, même si ça devait me faire du mal. Je ne veux pas qu’on me protège. » Il en va de même pour les hommes, qui n’ont pas d’autre possibilité que de vivre leur douleur.
Or dans ce moment si particulier des premières heures, alors que les mères ont du mal à résister contre la violence du choc, les pères, investis du rôle de soutien familial, cherchent à refouler leur souffrance, qu’ils enfouissent mais qui, plusieurs années après est toujours là, à vif, comme Michel l’exprime avec émotion : « Tout ça, c’est un poids que j’ai là et je le garde, j’en parle très peu. […] C’est vraiment très dur de reparler de tout ça… »
L’entourage, ne sachant comment faire ou voulant trop bien faire, a du mal à trouver la bonne attitude, celle qui permettrait d’être juste à côté pour accueillir avec respect la douleur des parents, en les assurant simplement de sa présence. Les réactions de l’entourage peuvent ainsi être d’une grande maladresse. Croyant bien faire, certains pensent protéger les parents en essayant de leur éviter la confrontation avec la réalité, par exemple en demandant l’injection de calmants, mais aussi en accélérant les démarches afin que l’enterrement ait lieu rapidement, comme s’il fallait faire disparaître au plus vite le corps de l’enfant mort. Les parents anéantis n’ont pas toujours les moyens de réagir contre cette pression et se sentent dépossédés de leur enfant, ce qui risque de renforcer, de fixer leur douleur. Contrairement à ce que pense l’entourage, le fait de prendre le temps de dire au revoir à l’enfant facilite le processus de séparation.
L’enterrement terminé, l’agitation des premiers jours calmée, les amis partis, le vide s’installe, c’est le trou noir. Bien qu’encore abasourdis, les parents sortent de leur état de sidération, leur engourdissement s’estompe peu à peu. Mais en revenant à la réalité, ils trouvent la douleur qui envahit tout. Pourtant il faut continuer à assumer les tâches de la vie, tout ce qui était si simple avant paraît insurmontable. Faire les courses, les repas, s’occuper de la famille, de soi, tout devient compliqué, fatiguant. Il faut aussi reprendre le travail, s’intéresser aux autres, aux choses banales de la vie, revoir les amis qui s’inquiètent et espèrent nous retrouver vite, alors que la douleur est toujours là, qui ronge.
L’état de choc passé, la réalité de l’absence, du manque, s’amplifie. C’est « la douleur chaque jour grandissante, de plus en plus insupportable, violente jusqu’à l’étouffement2 » qu’évoque Claude Couderc. C. Couderc, Adrien hors du silence, Presses de la Renaissance, 2000.
PENSÉES SUICIDAIRES AFIN DE FUIR LA DOULEUR :
En majorité, les parents pensent d’abord qu’ils ne survivront pas à la mort de leur enfant, qu’ils ne pourront jamais surmonter leur douleur. Pourtant, les forces de vie qui les poussent à ne pas choisir le suicide sont là, même si cela reste une tentation.
La mort peut apparaître comme le seul moyen de mettre fin à la douleur, or cette douleur est à traverser. Les parents s’interrogent sur leur capacité à la surmonter, mais ils savent que la faire disparaître serait impossible, ils ne le souhaitent pas non plus. Aucun parent ne peut en faire l’économie. C’est un cataclysme qui les frappe, jusqu’à les mener au bord de la mort, et pourtant, comme l’explique Juan David Nasio, « la douleur est un affect, l’ultime affect, le dernier rempart avant la folie et la mort. Elle est comme un sursaut final qui atteste la vie et notre pouvoir de nous ressaisir. On ne meurt pas de douleur. Tant qu’il y a douleur, nous

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avons aussi les forces disponibles pour la combattre et continuer à vivre3. »J. D. Nasio, Le Livre de la douleur et de l’amour, Petite Bibliothèque Payot, 2003, p. 25.
La sensation de douleur, aussi bien morale que physique, elle nous tient en éveil, nous pousse à réagir, elle rappelle l’existence du corps et de l’esprit.
LES MANIFESTATIONS PHYSIQUES DE LA DOULEUR
Dans les premiers jours, les premiers mois après la mort de mon fils, j’ai eu la sensation que mon corps s’était brisé, s’était vidé de sa substance, alors qu’il n’était que douleur. N’en pouvant plus, j’ai appelé mon médecin de famille. Persuadée que j’allais avoir une grave maladie, je voulais qu’elle me prescrive des médicaments. Or elle m’a simplement conseillé de me faire faire des massages. J’ai été très surprise, mais fort heureusement j’ai suivi ses conseils.
J’ai alors mieux accepté les violentes douleurs physiques qui me torturaient : elles me permettaient de garder la conscience de mon corps, de le faire vivre. En luttant contre l’envie d’anesthésier ma douleur, peu à peu j’en ai eu moins peur, j’ai appris à vivre avec, à l’accepter. Je sentais que je devais traverser ma souffrance pour retrouver le chemin de la vie. Ma souffrance était légitime puisque j’avais perdu mon enfant, mais je devais l’affronter, je ne pouvais pas la laisser m’anéantir.
La plupart des parents ont évoqué les réactions physiques souvent violentes qu’ils ont éprouvées dans les premiers temps. Leur douleur, ne pouvant se dire, passait par le langage de leur corps meurtri : « J’étais dans une sorte de disparition de mon corps, je ne pouvais plus rien mettre, tout tombait. Je me voyais me désagréger, ça me convenait parfaitement », raconte Élizabeth. « J’ai été tellement choquée que mes seins ont eu des brûlures », rapporte Zeinabou. Sylvaine, elle, a été la proie de « démangeaisons terribles »
L’expression corporelle est également le langage que trouvent les pères, lorsque leur douleur ne peut se dire par les mots. Et pour certains, pères ou mères, la douleur est tellement insupportable que l’on cherche à l’anesthésier, notamment avec des médicaments. Mais quoi qu’il en soit, tous les parents ont pleinement conscience que le deuil n’est pas une maladie.
En effet, cette douleur ne peut pas se guérir par des médicaments, qui n’effacent jamais la réalité de la mort.
DOULEUR ET DEUIL
La douleur est l’affect le plus violemment ressenti par l’ensemble des parents que j’ai rencontrés, écoutés. En parlant, tous ont revécu avec intensité les émotions éprouvées lors de la mort de leur enfant, parfois enfouies depuis de longues années, comme dans le cas de Sylvaine, âgée de 92 ans, qui s’est remémorée avec une clarté impressionnante la perte de sa fille de 6 ans, il y a plus de soixante ans.
« Deuil » a la même racine latine que « douleur » (dolus). Faire le deuil de son enfant est un douloureux travail, un douloureux trajet, qui tourmente et torture. La mort d’un enfant fait souffrir à l’extrême, elle fait mal au corps, elle fait mal à l’âme, elle étouffe, écrase, enferme, isole, elle rend fou, déclenche la révolte, la violence, et conduit parfois au suicide. La douleur prend toute la place, elle supprime les mots qui pourraient la dire.
De fait, la perte d’un enfant est d’une autre nature que les autres pertes et « ouvre en nous la porte à des zones de douleur jamais encore souffertes» dit J. Clerget, dans « Chagrin de mère – Où est sa mort », in Bébé est mort , Érès, collection « Mille et un bébés », février 2005.

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Il ajoute : « Toute mère qui perd son enfant perd une part d’elle-même, non pas que son enfant fût une part d’elle-même, ni qu’il fût cette part perdue, […] mais avec sa mort une part de soi se perd qui ne se retrouvera plus4. » Ibid.
La douleur du deuil n’est pas une maladie. Elle se manifeste par des réactions souvent violentes et durables, qui ne sont pas à réprimer mais à entendre. Un deuil demande écoute. Un deuil requiert patience. Comme l’explique Joël Clerget, « porter le deuil a valeur et statut d’acte. Et pourquoi pas dans les cris. Mais de nos jours, celui qui pleure et qui crie n’est plus considéré comme un souffrant, mais comme un malade ou comme un fou. Or les cris et les pleurs signent la prise en compte du réel de la mort de l’enfant5. » J. Clerget, « Un bébé meurt, des
parents pleurent, Douleur du deuil », art. cit., p. 101.
La douleur est l’affect qui accompagne la traversée d’une épreuve. Elle saisit le corps et l’âme, l’être entier et pourtant « j’y tiens car elle me protège de la mort et de la folie. Maurice Blanchot le disait à sa manière : “Dans le travail du deuil, ce n’est pas la douleur qui travaille : elle veille.” Elle veille à ce que la vie ne se referme pas sur la mort. Elle veille à ce que le deuil s’entreprenne et demeure en travail […]. Elle tient en éveil les parents abattus : qu’ils ne meurent pas de la mort de leur enfant. Qu’ils puissent vivre avec cette réalité dans leur vie : un enfant, fruit de la vie est mort6 ». dit J. Clerget Ibid..
Ainsi, qu’on cherche à la fuir ou qu’on veuille l’entretenir, la préserver, la douleur nous sauvegarde, nous raccroche à la vie. Dans tous les cas, elle est l’axe autour duquel peut se reconstruire le chemin nouveau de la vie.
LA DOULEUR DANS L’HISTOIRE DE CHACUN
La rencontre avec d’autres parents ayant perdu un enfant comme moi, le partage spontané de notre souffrance, de notre lutte pour rester du côté de la vie nous a permis d’interroger notre douleur, de la mettre en mots, de lui donner sa place dans notre histoire individuelle et familiale.
Tout au long des entretiens, les parents ont exprimé leur douleur, d’abord celle à feu et à sang des premiers moments, puis celle plus contenue des années qui ont suivi, parfois apaisée. L’enseignement de tous ces témoignages est qu’il n’y a pas de règle dans l’expression et le cheminement de la douleur. Cela dépend de l’histoire individuelle, marquée par l’héritage des bonheurs et des malheurs de l’histoire familiale au cours des générations. C’est ce qui explique que la douleur du deuil soit commune à tous les parents endeuillés et si différente à la fois. Sa fulgurance est particulière, sa manifestation renvoie chacun à sa propre histoire d’enfant souffrant, à son héritage familial fait de pertes, d’autres deuils douloureux. Certains d’entre eux sont parfois restés entourés de non-dits, de silence, comme si le fait de ne pas évoquer le disparu pouvait permettre de contourner la souffrance.
Dès l’annonce du décès de mon fils, j’ai pensé à ma mère, à mes soeurs mortes, mon esprit était embrouillé entre son histoire et la mienne, la mienne de ma place de mère, et de ma place d’enfant. Les premières pensées qui m’ont assaillie ont été en réaction à tout cet héritage douloureux. Mon enfance avait été bercée par la mort de mes soeurs encore bébés, par la mort de la soeur de ma mère à l’âge de 14 ans, par celle de son frère à 17 ans. Je ne connaissais rien de leur vie sauf leur mort. Aujourd’hui, je comprends mieux comment mon histoire ancienne a marqué mon parcours de deuil. La naissance de mes enfants m’avait permis de m’ancrer un peu plus dans mon histoire. Jusque-là, j’avais éludé certains moments douloureux de mon enfance. En niant la douleur de ma mère, provoquée par la mort de mes soeurs, j’avais tenté de me protéger.

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En écoutant les parents, j’ai observé combien l’héritage familial avait été également déterminant dans leur parcours de deuil. Agnès raconte qu’après la mort de son fils, ses anciennes douleurs se sont réveillées (le départ de son père), au point qu’elle a été incapable de s’occuper de ses deux filles et a dû être hospitalisée en psychiatrie plusieurs mois.
Les drames qui ont émaillé l’histoire ancienne, surtout lorsqu’ils sont restés dans l’ombre, ont une incidence directe sur l’immense difficulté à affronter la mort de l’enfant. Qu’elle soit consciente ou non, l’histoire traumatique de chaque parent endeuillé est gravée dans sa mémoire. C’est à partir de cette histoire que s’est construit son potentiel de force et de faiblesses, c’est à partir de cette histoire qu’il peut réagir lorsqu’il se trouve face à la terrible douleur de perdre son enfant. La mort d’un enfant provoque un cataclysme psychique qui fait tout éclater. Elle révèle les fragilités, les renforce, mais ne les crée pas.
Pour toutes ces raisons, il ne peut y avoir de norme, de modèle dans le trajet du deuil. Répétons-le. C’est en respectant sa douleur, en essayant de la traverser à son propre rythme, en restant à l’écoute de soi-même et en s’efforçant de mieux se connaître qu’on peut vivre en sa compagnie.
LA DOULEUR PROVOQUE SOUVENT UN SENTIMENT D’ANORMALITÉ
La douleur des parents fait peur, comme si le malheur était contagieux. Trop souvent, l’entourage évite la personne qui souffre, ce qui renforce l’isolement des parents, le sentiment d’être différent, voire anormal. En fuyant les parents endeuillés, l’entourage cherche à gommer la réalité de la mort d’un enfant, comme s’il espérait ainsi être épargné.
Aujourd’hui, la mortalité infantile ayant largement régressé, le nombre d’enfants par famille étant réduit, la mort d’un enfant est d’autant plus difficile à accepter. Comme l’explique Philippe Forrest dans L’Enfant éternel, écrit en hommage à sa fille Pauline, morte d’un cancer, « l’image de l’enfant mort […] habite toute la sensibilité du siècle passé […]. Elle nous est devenue insupportable car la civilisation où nous vivons amène à penser que les enfants ne meurent plus7 ». P. Forrest, L’Enfant éternel, Gallimard, 1997.
Alain souligne bien les incohérences de nos relations sociales qui poussent les plus fragiles à se battre pour rester insérés parmi les gens normaux, alors qu’il serait légitime de recevoir une main tendue : « Quand on a perdu un enfant, on n’est plus sur la même planète que les autres et en plus c’est nous qui devons lancer la passerelle pour être avec eux. Il faut que ce soit les parents endeuillés qui aillent vers les gens normaux, alors qu’on attend le contraire. »
La quête de reconnaissance de la souffrance nécessite un combat que certains préfèrent éviter. Dans son livre « l’Enfant Ombre » Actes Sud 2004, Pieter Frans Thomése dit : « Le téléphone sonne, il n’arrête pas de sonner. Nous ne répondons pas. Personne ne pourra nous dire ce que nous voulons entendre, nous n’avons pas de mots pour nous défendre, pour le moment, nous ne savons pas qui nous allons être »
Nous pouvons faire le lien avec le livre d’AnnyDuperray et la façon dont elle a dû se protéger pour ne pas déranger l’entourage.
Le plus étrange est le sentiment diffus de honte éprouvé par la plupart des parents, comme si la mort d’un enfant était dégradante parce qu’elle n’était pas dans l’ordre des générations.
Les parents sont nombreux à avoir éprouvé l’impression de déranger. Cette impression d’anormalité est liée aux relations sociales, où il n’y a pas de place pour les drames hors norme, qui poussent à rejeter ce qui dérange, ce qui perturbe l’équilibre du groupe.
Mais elle peut aussi venir de soi : dans la tourmente de leur douleur, les parents perdent leurs repères, leurs amarres, au point que certains s’interrogent sur leur santé mentale.
Il arrive que les parents soient tellement déstabilisés qu’ils s’effondrent et doivent être hospitalisés en psychiatrie.

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Pourtant la bascule dans un monde où l’irrationnel aurait sa place peut offrir une issue à l’expression de la douleur, ainsi que Philippe Forrest l’explique à propos de Victor Hugo : « Après la mort de Léopoldine, sa fille de 19 ans, noyée accidentellement le 4 septembre 1843, je crois qu’alors Hugo devient fou. Littéralement fou, mais d’une folie secrète […]. Hugo est fou, cela est entendu, mais il n’est pas dupe. Ésotérisme ? Occultisme ? Dialogue solennel avec les morts et la création tout entière ? Dans l’ennui de l’exil, dans sa maison de Jersey, Hugo et ses proches se mettent à interroger les tables par où parlent les esprits […]. Il écrira le 4 septembre 1852 :
“Il me semblait que tout n’était qu’un affreux rêve,
Qu’elle ne pouvait m’avoir ainsi quitté,
Que je l’entendais rire en la chambre à côté,
Que c’était impossible enfin qu’elle fût morte,
Et que j’allais la voir entrer par cette porte !”»
Le livre de Philippe Forrest est un long cri de douleur devant son impuissance à sauver sa fille de la terrible maladie qui l’a dévorée et tuée. Lorsque je l’ai lu la première fois, je n’ai pas pu aller jusqu’à la fin ; aujourd’hui, je relis son livre plus tranquillement, en accord avec sa courageuse revendication de donner toute la place à l’expression de la souffrance, même si
elle prend quelquefois une forme mélancolique. Je porte un autre regard sur le sentiment d’anormalité, qui est plutôt à imposer qu’à craindre. Les parents qui perdent un enfant, même si cela ne s’inscrit pas dans l’ordre des générations, ne peuvent être mis au ban de la société.
L’ENTOURAGE
Totalement démunis après la perte de leur enfant, les parents sont d’une grande sensibilité aux réactions positives de l’entourage, qu’il soit familial, amical ou professionnel. Le témoignage d’Olivia souligne ainsi l’importance du soutien collectif qui existe en Côte d’Ivoire, mais aussi la place des anciens, encore préservée. Ayant souvent perdu des enfants eux-mêmes, ils connaissent la douleur du deuil et peuvent transmettre leur savoir afin d’aider les autres parents : « Les femmes qui sont venues sont des personnes âgées, elles sont venues me voir en me disant : « Laisse partir ton fils parce qu’il souffre autant que toi. Plus tu pleures, plus il est malheureux. Plus tu es triste, plus il est malheureux. Plus tu penses à lui, moins tu pourras avoir un autre enfant. »
Malheureusement, cet entourage – d’êtres, de gestes, d’attentions, de paroles – fait parfois défaut. Il suffit pourtant d’une présence, comme l’explique Bernard Chambaz dans son beau livre, Martin cet été : « Je crois que certains ont eu peur de notre douleur. Pour nous et aussi pour eux-mêmes. Ils n’ont pas su quelle attitude adopter sans comprendre qu’il suffisait d’être8.» ».
Dans notre société où l’on est enclin à penser qu’elle pourrait être évitée grâce à la toute-puissance scientifique, la mort est d’autant plus taboue qu’elle frappe un enfant. L’entourage, désemparé, ou simplement égoïste, trouve difficilement la bonne attitude pour apporter le soutien dont les parents ont tellement besoin. Il y a les personnes qui, trop effrayées par la souffrance, fuient, incapables de faire face, et celles qui, au contraire, sont présentes dès les premiers instants. Mais la tourmente des premiers jours passée, l’entourage peut aussi ne pas savoir comment se comporter dans la durée vis-à-vis des parents qui, enfermés dans leur douleur, ne sont pas toujours en mesure de demander le soutien dont ils ont encore tant besoin. Il est vrai que les amis sur lesquels il est possible de compter sont rares. Pourtant, c’est grâce aux proches les plus fidèles que les parents parviennent à revenir dans le monde

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des autres, à apaiser leur sentiment d’anormalité. La présence de la famille, des amis, leur écoute attentive, leur réelle sollicitude sont un baume sur les blessures profondes.
En qualité de psychanalyste je me suis interrogée sur la spécificité du deuil d’enfant ? Dans « Deuil et Mélancolie » Freud oppose le deuil « normal », au deuil « pathologique » qu’est la mélancolie. La perte d’un enfant provoque une telle souffrance qu’il est impossible de s’en consoler en déplaçant son amour sur une autre personne. Il apparaît que le deuil d’enfant ne peut se référer ni au deuil normal, qui aurait une fin, ni au deuil pathologique, la mélancolie, qui est sans fin et enferme le sujet dans une forme de folie. Il se situe à la frontière des deux. Il reste à inventer un nouveau concept.
SPÉCIFICITÉ DU DEUIL D’ENFANT
En recueillant les témoignages des parents, j’ai été frappée par l’intensité de la douleur qui faisait irruption lorsqu’ils parlaient de leur enfant mort. Elle est sans commune mesure avec les autres deuils, surtout quand ils respectent l’ordre des générations. La mort de l’enfant est d’autant plus inacceptable que la vie était devant lui, qu’il voulait vivre.
Pour toutes ces raisons, il est indéniable que le deuil d’enfant occupe une place bien spécifique dans le vécu de la douleur, ce qui lui confère un statut particulier qui ne transparaît pas dans la théorie classique du deuil, élaborée par Sigmund Freud. Dans Deuil et Mélancolie, Freud oppose en effet un deuil « normal » au « deuil impossible » qui caractériserait la mélancolie, l’étude du processus normal éclairant le processus pathologique. Curieusement, cette étude est devenue une référence normative pour le deuil, alors que c’est le concept de mélancolie qui y est surtout développé. Freud écrit : « En quoi consiste le travail qu’accomplit le deuil ? […] L’épreuve de réalité a montré que l’objet aimé n’existe plus et édicte l’exigence de retirer toute la libido des liens qui la retiennent à cet objet […]. » Dans le deuil normal, il « suffit » donc de se détacher de la personne aimée disparue et de porter son amour sur une autre personne. Ainsi, on finit par ne plus souffrir. Dans la mélancolie, le détachement de l’absent est impossible, ce qui enferme dans une douleur toujours à vif, empêchant de vivre.
Mais cette élaboration de Freud ne me semble pas correspondre spécifiquement au deuil d’enfant.
Toutefois, on constate que la réflexion théorique de S. Freud a évolué, notamment après la mort de sa fille Sophie, survenue le 25 janvier 1920. Il écrit alors à Pfister : « La perte d’un enfant paraît être une offense grave, narcissique ; ce qu’on appelle le deuil ne vient probablement qu’ensuite. » Et le 4 février 1920, à Ferenczi : « Tout au fond de mon être, je décèle le sentiment d’une offense narcissique irréparable. » Cité par Max Schur dans La Mort dans la vie de Freud, Gallimard, 1975.
Neuf ans après, en avril 1929, Freud écrit à Ludwig Binswanger qui vient de lui annoncer la mort de son fils : « On sait que le deuil aigu que cause une telle perte trouvera une fin, mais qu’on restera inconsolable, sans trouver jamais un substitut […]. Tout ce qui prendra cette place, même en l’occupant entièrement, restera toujours quelque chose d’autre […]. Et, à vrai dire, c’est bien ainsi, c’est le seul moyen que nous ayons de perpétuer un amour auquel nous ne voulons pas renoncer. »
Ces mots soulignent l’évolution de la pensée de Freud. Après la mort de sa fille, il modifie sa réflexion en faisant ressortir le caractère particulièrement douloureux du deuil d’enfant. Ce deuil ne peut avoir la même « fin » que les autres deuils. La perte provoque une telle souffrance qu’il est impossible de s’en consoler en déplaçant son amour sur un autre objet. Il apparaît alors que le deuil d’enfant ne peut se référer ni au deuil normal, qui aurait une fin, ni au deuil pathologique, la mélancolie, qui est sans fin et enferme le sujet dans une forme de folie.
Cette sensation d’être ni dans un deuil « normal », où la douleur se résorberait un jour, ni dans un deuil « pathologique » correspond à ce que j’ai ressenti, ainsi que les autres parents. Le deuil d’enfant se situe incontestablement à la frontière des deux, sans pouvoir être défini comme l’un ou l’autre.
Souvent nous entendons l’expression : « Il faut faire son deuil », qui est pourtant difficile à accepter, nous avons le sentiment que l’on nous demande de tourner la page, d’oublier l’enfant. Cl Couderc dit « Je déteste cette expression… Comment est-il possible d’associer ces deux mots : travail et deuil ? Comment peut-on « travailler » sa douleur,, l’injustice que constitue la mort d’un enfant ? Il me semble que trop souvent entendre qu’il faut apprendre à tourner la page, qu’il ne s’agit certes pas d’oublier, mais qu’ainsi par ce travail nous parviendrons à juguler notre souffrance. Je n’y crois pas. Cette douleur ne nous quittera jamais »
J D Nasio dit : « Faire un deuil c’es apprendre à aimer autrement le disparu, à l’aimer sans la stimulation de la personne vivante. Il faut du temps, il faut du travail, c’est se dire tous les jours : il n’est pas là et il est à l’intérieur de moi ».
Pour ma part je préfère l’expression : processus ou trajet de deuil qui consonne plus respectueusement avec la souffrance du parent qui a besoin de prendre son temps.
LE PROCESSUS DE SÉPARATION
Juan David Nasio explique pourquoi ce processus de séparation est nécessaire : « La douleur n’est pas due au détachement mais au surinvestissement […]. La douleur du deuil n’est pas douleur de séparation, mais douleur de liaison […]. Ce qui fait mal, ce n’est pas de se séparer, mais de s’attacher plus que jamais à l’objet perdu. »
La tentation est grande, lorsque nous sommes parents, de croire que l’enfant nous appartient, puisque nous lui avons donné la vie. Or notre position de parent endeuillé nous confronte à un sentiment d’impuissance qui peut se traduire ainsi : « Il nous doit la vie, comment a-t-il pu la perdre ? » Malgré tout notre amour, nous n’avons pu protéger notre enfant de la mort. Mais avoir un enfant, c’est lui donner la vie en tant qu’être mortel. Sa vie ne nous appartient pas, sa mort non plus. Notre toute-puissance de parent s’arrête devant la fragilité de la vie, les désirs et les passions de nos enfants.
Malgré la séparation, on peut toujours construire des ponts pour ne pas se perdre, afin de rester proches, chacun à sa place, comme le montre la belle image de Christian Bobin : « Ta mort fait comme une île noire dans un océan de lumière. Pour te rejoindre aucune barque. Il faudrait pouvoir marcher sur la lumière. Cela doit s’apprendre. Cela s’apprend. » La plus que Vive.
Se référant à un auteur latin, Jean-Bertrand Pontalis évoque la même nécessité : « Comme elle me plaît cette fable de Pline racontant en quelques lignes l’histoire d’une jeune fille sur le point d’être séparée de l’homme qu’elle aime ! Il va partir… mourir peut-être. Alors, “elle arrête par des lignes les contours du profil de son amant sur le mur à la lumière d’une chandelle”. Ce qu’elle garde auprès d’elle, j’imagine pour toujours, c’est une ligne d’ombre qui rend à jamais présent l’absent et qui, en le représentant, conjure la mort, annule le temps. La ligne d’ombre n’est pas une ligne qui sépare. La petite lumière d’une chandelle suffit à la tracer. La jeune fille connaîtra sans doute la nostalgie, elle ne sombrera pas dans la mélancolie. La ligne d’ombre la relie à l’être aimé. » Traversée des ombres Gallimard.
Il appartient à chacun d’entre nous de trouver cette barque, le dessin de cette ligne d’ombre, afin que nous puissions rester en lien avec notre enfant sans le perdre, apaiser notre douleur, lui donner une place dans notre nouveau chemin de vie.
Accepter de se séparer, c’est accepter que la vie continue pour soi, pour les autres enfants, pour les proches. Pour cela, il faut aussi savoir retrouver le plaisir.

Publié dans Textes

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